45.
Une opération risquée
Suivant les indications de Farrell, Wellan attendit que les habitants du château soient endormis avant de quitter l’aile des Chevaliers, son gros sac de toile sur l’épaule. Les quelques heures passées dans la quiétude du temple privé d’Émeraude étaient parvenues à le calmer. C’est donc d’un pas plus assuré qu’il obliqua vers la porte.
Wellan capta la présence du magicien avant même de sortir dans la grande cour. Il franchit le porche en le cherchant du regard. Le renégat, vêtu d’une tunique plus courte que celle que portaient traditionnellement les mages, massacrait le mannequin de bois avec une large épée. Il avait détaché ses longs cheveux noirs, qui volaient autour de lui à chaque élan.
Le grand chef s’approcha en étudiant la force de son bras. Il n’y avait aucune élégance dans le style d’Onyx, mais une économie de mouvement qui le rendait très efficace. Il se rappela les batailles qu’il avait menées avec lui tandis qu’il habitait le corps de Sage. Quel soldat magnifique…
— Je ne crois pas que nous ayons à nous servir de nos armes cette nuit, mais je tenais tout de même à réchauffer mes muscles, expliqua Farrell en pivotant vers lui.
L’éclat que Wellan vit dans ses yeux pâles lui fit comprendre que c’était avec Onyx qu’il entreprendrait cette dangereuse mission et non avec le maître d’école. Le grand chef arqua un sourcil en remarquant quelques tresses dans ses cheveux d’ébène. Sage ne lui avait-il pas déjà parlé de cette coiffure en revenant de l’une de ses excursions dans le passé ? Wellan déposa son fardeau sans cacher son admiration.
— Ce soir, je retrouve l’homme avec qui j’ai souvent fait la guerre sur les côtes d’Enkidiev, déclara-t-il, ému.
— Croyez-moi, si je le pouvais, je passerais le reste de ma vie à me battre à vos côtés, mais Swan me tuerait.
Le magicien éclata d’un rire sonore qui acheva de convaincre Wellan qu’il n’était plus Farrell.
— Comment dois-je vous appeler ?
— Ce soir, vous pouvez me donner le nom qui vous plaît, mais je crains de devoir laisser Onyx mener cette opération délicate. La partie de moi-même qui appartient à Farrell ne saurait que faire. Êtes-vous prêt ?
Le visage illuminé par l’approche du danger, le renégat tendit lentement les bras.
— Non, attendez ! s’opposa Wellan. C’est pour vous.
Le grand chef indiqua le sac sur le sol. Intrigué, Farrell en détacha les cordons. Il jeta un coup d’œil à l’intérieur et leva aussitôt un regard étonné sur le grand soldat.
— J’ai pensé que c’était le moment idéal pour vous l’offrir, ajouta Wellan.
Farrell retira la cuirasse verte de la besace, admirant les pierres précieuses de la croix des Chevaliers d’Emeraude qui brillaient sous les rayons de la lune. Des larmes se mirent alors à couler en silence sur ses joues, tandis qu’un millier de souvenirs surgissaient dans son esprit.
— Mais pourquoi ? demanda-t-il finalement, la gorge serrée.
— Parce que votre vieille armure tombe en morceaux dans le musée du Roi d’Argent. J’ai donc décidé de vous offrir l’une des miennes.
— Mais je n’ai rien fait pour mériter un tel présent.
— Je ne suis pas de cet avis. C’est votre intervention sur la côte qui nous a permis de repousser les insectes. Si vous n’aviez pas été là, j’aurais certainement perdu beaucoup plus d’hommes.
— Je n’ai fait qu’obéir à mon instinct, rien de plus.
— Vous avez également accepté de quitter votre ferme pour enseigner la magie aux enfants et, cette nuit, vous allez m’aider à sauver Kevin. Ce sont des gestes désintéressés dignes d’un véritable Chevalier d’Emeraude.
Le magicien contempla la cuirasse sans se décider à en détacher les courroies de cuir. Pour l’encourager à revêtir cet uniforme qui lui revenait de droit, Wellan se pencha et sortit du sac le reste des vêtements militaires.
— Et si ces raisons ne sont pas suffisantes, ajouta-t-il, vous pourriez aussi le porter pour me faire plaisir.
Farrell était visiblement bouleversé. N’ayant pas souvent reçu de cadeau durant sa vie, il ne savait tout simplement pas comment réagir devant la bonté de Wellan. Sans dire un mot, le mage se dévêtit. Il enfila le pantalon et la tunique verte ainsi que les bottes de cuir, puis passa la ceinture autour de sa taille. D’une main sûre, il fit glisser son épée dans le fourreau et attacha sa cuirasse. Sa soudaine métamorphose troubla le grand chef : tout à coup, Farrell lui parut plus sûr de lui et plus vieux aussi.
— Vous avez fière allure, le complimenta Wellan.
— C’est exactement ce que le Roi Hadrian m’a dit la première fois qu’il m’a vu dans cet uniforme, s’étrangla Farrell.
— J’ai lu sa poésie et son recueil de pensées. Vous avez raison de dire que nous nous ressemblons, du moins dans nos opinions.
— C’est sans doute pour cela que je vous ai toujours voué le plus grand respect, sire.
— Même le jour où vous m’avez affronté ici même dans cette cour ? se moqua le Chevalier.
— J’ai mal agi, je le regrette. Un homme ne doit jamais attaquer son frère, même lorsqu’il est fou de rage, surtout si cet homme est un Chevalier comme lui.
Le renégat se tourna vers la muraille où étaient gravées les règles du code de chevalerie.
— Vous avez bien fait de les inscrire à la vue de tous, le félicita-t-il. De cette façon, aucun de vos hommes ne commettra la même erreur que moi.
Wellan décida de ne plus reparler de ce fâcheux incident. Il voulut plutôt savoir comment Farrell entendait s’introduire dans la forteresse d’Amecareth. Un sourire sadique se dessina aussitôt sur les lèvres du renégat, transformant le visage de Farrell en celui d’Onyx.
— Nous commencerons par utiliser mon vortex qui est moins voyant et certainement plus rapide que celui de vos bracelets. Il est puissant, mais il risque moins d’être détecté par des créatures magiques puisqu’il est instantané. Nous arriverons sur les quais d’Irianeth, qui se trouvent devant l’entrée de la forteresse.
— Pourquoi ne pas nous rendre directement à l’intérieur ? s’étonna Wellan.
— C’est trop dangereux. Si nous devions bousculer un seul de ces insectes, ils seraient tous sur nous en un rien de temps. Il faut entrer discrètement dans la ruche et faire bien attention de ne pas perturber sa vie quotidienne. C’est notre seule option si nous voulons sortir Kevin de là. J’imagine que les capes de Nomar n’ont pas survécu au passage du temps, alors nous devrons utiliser une autre façon de passer inaperçus. Donnez-moi votre bras, Wellan. J’ai aussi un présent pour vous.
Le grand chef le fit sans hésitation et Farrell l’agrippa solidement. De petits éclairs bleus se mirent à courir sur la peau du magicien. Lorsqu’ils gagnèrent le bras de Wellan, celui-ci ressentit une violente douleur dans tout son corps. Il faillit même s’écrouler sur les genoux. Heureusement, ce contact ne dura qu’un instant. Content du résultat, Farrell le relâcha.
— Mais que m’avez-vous fait ? s’alarma Wellan, éprouvant une soudaine difficulté à conserver son équilibre.
— Le Magicien de Cristal avait donné à tous les commandants la faculté de transmettre une partie de leurs pouvoirs à leurs hommes de confiance, au cas où ils tomberaient au combat. Comme vous le savez, je possède encore toute ma magie. L’énergie que je viens de vous communiquer vous permettra de vous déplacer sans que l’on vous détecte. Vous n’avez qu’à le désirer.
— Cela ressemble beaucoup à ce que vous avez enseigné à ma fille, se rappela le grand chef en fronçant les sourcils.
— C’est la même technique, en effet.
— Lui avez-vous aussi transmis une partie de vos pouvoirs ?
— Non, ce serait inutile, puisque cette enfant possède déjà des facultés incroyables.
« Évidemment, puisqu’elle est issue des dieux eux-mêmes », pensa Wellan. Si Farrell capta cette réflexion, il fit mine de rien. Il s’employa plutôt à lui montrer comment utiliser sa nouvelle puissance.
— Vous ne serez pas invisible mais imperceptible, à condition que vous ne vous déplaciez pas trop rapidement.
— Je m’en souviendrai.
Ils convinrent d’apparaître sur l’appontement et d’entrer dans la forteresse par les souterrains. En prenant garde à ne pas troubler les activités de la ruche, ils arriveraient à faire évader le jeune Chevalier. Mais ils ne devaient pas oublier que le sorcier résidait dans la forteresse lui aussi. Cette créature possédait des pouvoirs magiques, alors il serait plus difficile de ne pas attirer son attention.
— C’est pour cette raison que nous n’utiliserons pas de vortex à l’intérieur, à moins d’y être contraints, l’informa Farrell.
— Je suis d’accord.
— Alors, partons.
Farrell prit la main du grand Chevalier et ils disparurent instantanément.